En voilà un qui n'est pas sorti tout seul : il s'agit de la quatrième version de l'un des trois textes qui partagent en grande partie la même trame narrative, puisqu'ils ont tous la même situation initiale. Je vous laisse imaginer le micmac de papier qu'il y avait sur mon bureau alors que je tentais d'y mettre de l'ordre afin de ne pas confondre les pages 1 entre-elles, ce qui entraînait inévitablement un chaos oulipien des genres et des évènements.
Sur ce, je vous recommande Si par une nuit d'hiver un voyageur d'Italo Calvino.
Bonne lecture,
FredK
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Joseph émergea du bâtiment, la conscience en feu et les entrailles
révoltées. Il s’appuya un moment contre le mur de béton de l’enceinte de l’OSM
pour reprendre son souffle, plié en deux, son cœur battant fortissimo. D’une main tremblante, il sortit un paquet de
cigarettes de sa poche, en agrippa une, et laissa choir le reste par terre afin
de saisir son briquet plus rapidement. Rageusement, il se mit à aspirer la
fumée du petit cylindre de nicotine dont l’incendie allait calmer ses nerfs.
Une inspiration, puis deux. À la troisième, il sentit la drogue se répandre
dans son sang. À la cinquième, son tube digestif se dénoua et il put déglutir.
Une dernière bouffée et son diaphragme cessa sa crise de zèle. Il put alors
arracher le mégot de ses lèvres et le jeter au loin.
Les paumes appuyées sur ses genoux, le dos contre le mur, il
balança la tête en arrière, dégageant ses voies respiratoires pour mieux
remplir ses poumons d’un grand bol d’air nocturne. La fraîcheur de cet oxygène
dont il ne sentait pas l’odeur lui gela les narines au rythme de son
hyperventilation et rapidement, il se pencha, une main sur le nez, pour
récupérer et allumer une des cigarettes tombées sur le trottoir.
Le boulevard de Maisonneuve était désert à cette heure tardive,
hormis pour un autobus immobile de l’autre côté de la rue. Joseph savait
pertinemment que s’il esquissait un mouvement pour traverser la voie et y
monter, le chauffeur démarrerait, ayant soudainement réalisé qu’il ne roulait
plus depuis plusieurs minutes sans aucune raison valable et qu’il y avait déjà
des dizaines de personnes qui l’attendaient dans le froid aux arrêts suivants.
Par contre, pour le moment, les secondes de trop qu’il passait à paresser
devant Joseph ne faisaient qu’accentuer l’impatience que ce dernier ressentait
à geler sur place. Il détourna le regard et constata qu’il commençait à neiger
lorsqu’il reçut un flocon dans l’œil.
Joseph sacra à plusieurs reprises et tenta vainement d’enlever l'eau
congelée de son globe oculaire avant qu’elle ait complètement fondu, échappant
sa deuxième cigarette dans la manœuvre. Quand il releva la tête, ce fut pour
voir l’autobus qui s’éloignait. Peine perdue, se dit-il en sentant le liquide
froid sous sa paupière, je ne peux rien y faire : c’est vraiment une
journée de merde.
Il ramassa les cigarettes et le paquet éparpillés devant lui et
fourra le tout dans une poche de sa veste. Rentrant le cou dans les épaules et
tirant son col de chemise vers le haut, Joseph se résignait à rentrer chez lui
à pied lorsque l’une de ses collègues sortit à son tour du bâtiment. Son
chapeau d’où s’échappaient quelques mèches de cheveux cachait son regard et elle
déménageait seule l’étui de son instrument qui, à la façon qu’elle avait de le
trainer, semblait beaucoup plus pesant qu’à l’ordinaire.
La musicienne esquissa un geste de la main pour saluer le vieil
homme et Joseph le lui rendit contrairement à son habitude. Normalement, il
aurait répondu par son grognement caractéristique des mauvais jours, sorte de
bruit rauque signifiant à la fois « bonjour » et « laissez-moi
tranquille », mais il lui semblait que le moment était empreint d’une
gravité qui lui commandait d’agir autrement. Voulant se libérer du malaise
qu’il ressentait face à cette femme qui le fixait en silence, il poussa la civilité
jusqu’à lui offrir de la raccompagner. Elle refusa poliment et le fixa encore
quelques secondes avant de disparaître dans l’ombre tendue entre deux
lampadaires.
Joseph aurait parié cher qu’elle traînait autre chose qu’un violoncelle dans
cet étui.
Secoué, le vieil homme décida de faire escale avant de
rentrer à la maison, sentant qu’il avait besoin d’un petit nightcap pour combattre le tremblement intérieur et le froid qui
l’avaient envahi. Il déambula donc vers l’ouest, pestant contre l’averse de
neige qui s’intensifiait sans pour autant perdre de son humidité.
Il dut rebrousser chemin après être passé tout droit devant
les marches du Upstairs Jazz Bar &
Grill, décrété lieu de déchéance par tous les saints évangiles ainsi que
par le directeur musical de l’OSM, dont l’autorité morale était nettement
supérieure. Pour Joseph cependant, la perspective de damner son âme immortelle
était en quelque sorte amoindrie par celle de goûter encore une fois à la
bouteille de cognac que le patron lui réservait. En franchissant la porte, il
pénétra dans la salle surchauffée qu’il parcourut d’un regard circulaire, les
sourcils froncés, pour repérer les éléments habituels du décor. Le bar était
toujours à gauche de la scène et que la table de billard n'avait pas bougé non
plus. Ses craintes dissipées, il alla s’asseoir au comptoir et fit signe au
patron.
Joseph se versa lui-même son troisième verre de cognac –
c’est qu’il faisait chaud! On aurait dit qu’ils manigançaient pour que vous
ayez envie de boire… – alors que l’orchestre prenait place sur la scène. D’une
oreille distraite, il repéra les instruments présents. Contrebasse, batterie, piano
et trompette, il aurait droit à une succession bien ordinaire des standards les
plus banals, pièces faciles qui raviraient le public parce qu’il les
connaissait. La bouche de Joseph s’étira en un rictus dédaigneux et il porta de
nouveau son verre à ses lèvres.
Le cognac aidait à faire passer la musique qui, somme toute,
n’était pas si mauvaise. Il y avait la façon de jouer du trompettiste – très staccato – qui l’énervait parce qu’elle
lui rappelait quelque chose, sans qu’il puisse savoir quoi. L’orgueil prenant
plus facilement le bord après le sixième verre, Joseph avait renoncé à
identifier cet élément irritant et avait détourné son attention vers le
contrebassiste, dont il se moquait du regard bovin.
Trois cents mesures plus tard, constatant que l’heure qui
était affichée sur le cadran pendu au-dessus de la table de billard lui
indiquait qu’il allait passer la nuit sur place, Joseph s’affala sur le bar –
tant qu’à dormir, autant être confortable. Juste avant de sombrer, mais il n’en
fut jamais certain, il entendit la porte s’ouvrir et le bruit d’un grand
courant d’air remplacer la musique. Le froid l’envahit à nouveau, lui faisant
oublier pourquoi il était sorti de la salle de l’OSM en courant, le cri qu’il y
avait entendu et la réplique qui lui avait été faite.