lundi 16 mai 2011

À la fenêtre - Création

Il s'agit d'un fragment d'un récit plus long et à venir. (Plus long et surtout mieux écrit!)

Je travaille un certain type d'ambiance, en plus de me tremper le bout du petit orteil dans les séquences dialoguales. Je vous invite donc à me faire peur par vos commentaires afin que je perde l'équilibre et y bascule à pieds joints.

L'été arrive : http://www.youtube.com/watch?v=zLTG3Vn7MN0

FredK
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Les rideaux frissonnent au gré du vent qui s’engouffre dans la chambre d’hôtel. En se penchant sur la balustrade de la fenêtre ouverte, notre regard plonge de dix-huit étages, heurte au passage la voie du métro aérien et rebondit pour finir écrasé sur le trottoir d’une grande avenue. Vue de cette hauteur, celle-ci a davantage l’apparence d’une tranchée creusée afin de révéler les façades des gratte-ciels que d’une voie de circulation où s’entassent Cadillac et centaine d’autres bolides à quatre roues se bousculant à toute vitesse.

Chicago, ville du vent, traversée par l’air et par les hommes.

En se retournant vers l’intérieur de la chambre, on constate que le courant d’air y a remplacé la vigueur des hommes. Le décor vide est transi, les éléments figés dans une posture étrange, comme s’ils s’étaient subitement soustraits à la force qui les animaient à mi-chemin. Les draps ne sont défaits que d’un côté du lit, une chaise est renversée par terre, la porte menant à la chambre contigüe est entrouverte et claque chaque fois que la brise la repousse. Une ampoule brisée trône au milieu d’une lampe ayant perdu son abat-jour. Un tiroir est grand ouvert et menace de choir sur le sol.

La lumière grise de l’extérieur tombe sur quelques pièces de vêtements jetées de façon éparse sur le plancher, suggérant qu’une chaude lutte s’y est déroulée. Parmi l’amas de soie, de satin et de lin entremêlé trône une paire de chaussures noires, récemment cirées au kiosque situé à l’entrée de l’hôtel. L’air froid qui emplit la pièce s’instille dans les moindres replis de tissu, effaçant les dernières marques de la frénésie qui y régnait il y a quelques heures.

Pour en témoigner, il ne reste que quelques traces de pas humides devant l’entrée de la salle de bain, ainsi que les éclaboussures de sang qui ont été projetées sur le mur lorsque le crâne du cadavre gisant à son pied a éclaté.

Chicago, ville des abattoirs, traversée par le crime et la passion.

Quinze rues plus loin, dans un édifice de trois étages, se trouve un bureau que l’on pourrait croire désert. Contre l’intérieur de la porte vitrée est posé un carton aux coins racornis et aux couleurs désaturées indiquant « à louer » depuis belle lurette. Pourtant, s’en remettre à cette apparence est faire fi du ronronnement du ventilateur ainsi que des bribes de conversation qui filtrent à travers la cloison et qui trahissent la présence d’au moins deux individus.

La première chose que l’on remarque en se risquant à l’intérieur est le ventilateur plafonnier qui tremble sur son axe dans un grondement menaçant. Les bulbes de ses ampoules sont tous brisés, de sorte que la seule lumière qui éclaire l’espace de travail est celle qui filtre par les interstices du store entrouvert, projetant des rectangles d’ombre dans la pièce. Les pales de l’appareil tournent à pleine puissance, envoyant voler en l’air la poussière lorsqu’elle ose se déposer sur le sol. Un tel courant d’air éparpillerait aux quatre coins du local les documents déposés sur la table de travail qui fait dos à la fenêtre et face à la porte, mais il n’y a rien dans la pièce qui ressemble de près ou de loin à un document écrit.

Le second élément sur lequel se porte notre attention est une mouche qui tente de fuir par la fenêtre ouverte, mais qui n’arrive pas à se glisser entre les barreaux du store, se heurtant constamment contre l’un d’eux et rebondissant en arrière avant d’amorcer une nouvelle tentative d’évasion.

La dernière chose qu’aperçoit un intrus sont les deux chaises en bois et au dossier droit de part et d’autre de la table, placées là comme pour inviter un client à s’asseoir et à discuter. Un téléphone à cadran est posé au pied d’un tabouret à trois pieds, lui-même positionné dans un coin de la salle. Ces éléments constituent le seul mobilier du bureau, mis à part les personnages qui l’habitent.

Chicago, bas-fond peuplé de criminels.

Ses semelles pleines de terre salissant la table sur laquelle il repose ses jambes, Frankie Yale, 27 ans, cent trente livres et six pieds sept, le nez aquilin et le teint cireux, finit d’astiquer le barillet de son revolver. Déposant le contenant d’huile sur le bureau parmi les chiffons et autres brosses de nettoyage, il fait rouler le chargeur d’une légère impulsion du pouce. Satisfait de la fluidité du mouvement, il y introduit une cartouche, referme l’arme d’un coup expérimenté du poignet et la pointe en direction du tabouret où est assis l’autre occupant de la pièce. Il adresse à son collègue de bureau un sourire exhibant ses dents, demandant implicitement s’il apprécie cette forme de roulette russe.

Edward O’Brien, 45 ans, pesant cent quatre-vingts livres et mesurant cinq pieds sept, qui jusque-là écorchait tranquillement une orange de Floride tout en guettant le téléphone, cesse un moment son mouvement répétitif et se tient coi. Même s’il est au fait que les humeurs de meurtre qui traversent sporadiquement le désaxé qui lui sert de partenaire sont passagères, l’irlandais en bretelles et bras de chemise sait que Frankie appuiera sur la gâchette à la moindre contrariété. O’Brien se contente donc de fixer la goutte de sueur qui dégouline jusqu’au bout de la narine celui qui lui braque un fusil au visage. Remarquant que les yeux injectés de l’homme à l’air malade sont peu à peu envahis par un malaise physique grandissant, il se demande combien de temps encore ce dernier pourra résister à l’envie de renifler.

Trop mal à l’aise pour continuer son petit jeu, Frankie renâcle un grand coup et puis s’essuie à l’aide de sa manche. Mauvaise idée : la poussière de ses vêtements sales cause une inflammation dans sa muqueuse nasale et il éternue bruyamment. Le coup part, la balle venant se loger dans le ventilateur qui se détache du plafond et vient se fracasser violemment sur la table, ne laissant au tireur qu’une fraction de seconde pour se jeter sur le sol et éviter à ses jambes d’être broyées.

« Maudit abruti de crétin d’imbécile de débile profond! » crie l’irlandais, en plus d’ajouter une poignée de qualificatifs tirés du gaélique explicitant la peu glorieuse ascendance de l’américain pendant que ce dernier tousse dans la poussière de plâtre. « T’attendais vraiment juste que ça te tombe sur la tête? Maudit innocent! » ajoute O’Brien alors qu’il enjambe les débris du plafond les poings serrés.

Alors qu’un poing levé s’apprête à s’abattre sur lui, Frankie lève son revolver et appuie son canon sur le front de son agresseur. Celui-ci cesse brusquement son attaque.

« Il n’est même plus chargé. » dit O’Brien, d’un ton neutre. « Je t’ai vu, t’as mis qu’une balle à l’intérieur et c’est elle qui a descendu le plafonnier. »

« Irais-tu te rasseoir, s’il te plaît? » réplique l’américain d’un ton suave. «À attendre gentiment sur ton tabouret que le téléphone sonne? »

Il exhibe à son interlocuteur un sourire carnassier.

Frustré, doutant du fait qu’il reste une balle dans le barillet, mais ne pouvant remettre en question l’issue pour lui si jamais il y en avait une, l’irlandais aux énormes favoris se retourne, fait quelques pas et se laisse tomber sur le banc. Frankie, satisfait, se rassoit sur la chaise faisant face à la porte et aux débris de son bureau, sur lequel il dépose son arme. Il s’adonne alors à la contemplation de la mouche qui tente toujours d’échapper par la fenêtre, un peu comme l’homme qu’il a tué ce matin.

Lui retirer les informations dont avait besoin son employeur avait été difficile, mais les deux hommes de main s’étaient inspirés d’une phrase qui leur avait été dite au téléphone, et dont la véracité venait d’être prouvée de nouveau à l’instant.

Comme quoi on obtient plus en étant poli et armé qu’en était simplement poli.