jeudi 16 juin 2011

Sur le chaos et l'anarchie - Commentaire

Ceci est un commentaire faisant suite à la parution d'un texte de mon ami Xavier Boileau dans le quotidien québécois Le Devoir. Je vous invite à suivre et à participer à la discussion qui s'en suit sur le site du quotidien.

FredK
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Félicitations M. Boileau pour votre texte et bravo pour sa publication.

Beaucoup de réactions à vos propos reprennent de façons variées l'argument selon lequel la disparition des partis politiques aurait pour effet de déstabiliser le gouvernement - avec le spectre de l'anarchie et du chaos en arrière-plan. D'autres vous opposent que les partis politiques se reformeraient autour de coalitions informelles, ce qui aurait pour effet de recréer une situation semblable à celle qui nous vivons présentement.

Essentiellement, ces perceptions découlent d'une vision de l'homme politique où celui-ci s'identifie à une pensée - conservatrice, libérale, socialiste, etc. - ou à un groupe - fédéralistes, souverainistes, etc. - avec lequel il partage les mêmes convictions. C'est la logique du parti.

Dans un tel paradigme, où l'homme politique défend les mêmes positions que plusieurs autres sur l'ensemble des enjeux à débattre, il est logique que ces personnes se regroupent en partis politiques qui défendent une ligne de pensée commune.

Cependant, bien que cette logique semble avoir été celle qui primait durant les années de la révolution tranquille, et qui a permis de faire du Québec une société moderne en l'espace de quelques décennies, elle ne correspond plus du tout au modèle de pensée des générations postrévolutionnaires pour qui l'adhérence à une idéologie se fait de façon ponctuelle, enjeu par enjeu.

Je m'explique.

Ceux et celles qui sont nés après la révolution ont grandi dans un environnement en grande partie débarrassé des tabous sociaux, entre-autres religieux, où le développement des échanges d'idées était valorisé par l'éducation et facilité par le développement des technologies de l'information et de la communication.

Littéralement mis face à face avec le monde, leurs convictions se sont forgées autour d'enjeux - environnement, pauvreté, indépendance, démocratie, etc. - qui les intéressaient particulièrement et sur lesquels ils ont cherché à se renseigner et sur lesquels ils ont pris position. Bien entendu, ils ont rencontré dans ce processus des gens qui partageaient leurs idées et qui défendaient les mêmes valeurs qu'eux.

Seulement voilà : s'entendre sur un enjeu spécifique ne signifie pas s'entendre de façon intégrale sur ce que devrait être la société. Bien entendu, c'est une réalité présente à l'intérieur des partis politiques - le PQ nous l'a bien rappelé récemment - mais l'homme politique issu de la génération qui n'ayant pas vécu d'enjeux aussi polarisateurs que la souveraineté du Québec, a une vision de la société qui est foncièrement "à la carte".

Dans un tel cas de figure, il devient facile d'expliquer pourquoi la partisannerie « de ligne de parti » est nuisible à la chose publique : comment voulez-vous qu'un jeune souverainiste de droite choisisse entre un parti fédéraliste de droite et un parti souverainiste social-démocrate?

Réponse : il ne choisit pas. Et ne vote pas.

Aussi, l'abolition des partis politiques, tel que le suggère monsieur Boileau, loin de mener au
chaos et à l'anarchie, permettrait à ces jeunes qui voient la politique sous nombre de dimensions, oserais-je dire à un niveau de complexité dépassant l'insignifiant axe gauche-droite, de prendre part active à la chose publique et à défendre ce en quoi ils croient, non pas ce qui est pratique de défendre.

Ce type d'expression fleurit déjà là où les contraintes d'appartenance à un parti n'existent pas, sur l'Internet. Les jeunes échangent, se renseignent dans des forums comme Générations d'idées et l'Institut du Nouveau Monde. Cette politique plaçant l'humain et ses convictions au centre de la démocratie, quoique informelle, produit déjà des propositions très, voire bien plus novatrices, que celles des partis.

Le progrès sociétal passe aussi par l'évolution des structures du pouvoir.

lundi 16 mai 2011

À la fenêtre - Création

Il s'agit d'un fragment d'un récit plus long et à venir. (Plus long et surtout mieux écrit!)

Je travaille un certain type d'ambiance, en plus de me tremper le bout du petit orteil dans les séquences dialoguales. Je vous invite donc à me faire peur par vos commentaires afin que je perde l'équilibre et y bascule à pieds joints.

L'été arrive : http://www.youtube.com/watch?v=zLTG3Vn7MN0

FredK
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Les rideaux frissonnent au gré du vent qui s’engouffre dans la chambre d’hôtel. En se penchant sur la balustrade de la fenêtre ouverte, notre regard plonge de dix-huit étages, heurte au passage la voie du métro aérien et rebondit pour finir écrasé sur le trottoir d’une grande avenue. Vue de cette hauteur, celle-ci a davantage l’apparence d’une tranchée creusée afin de révéler les façades des gratte-ciels que d’une voie de circulation où s’entassent Cadillac et centaine d’autres bolides à quatre roues se bousculant à toute vitesse.

Chicago, ville du vent, traversée par l’air et par les hommes.

En se retournant vers l’intérieur de la chambre, on constate que le courant d’air y a remplacé la vigueur des hommes. Le décor vide est transi, les éléments figés dans une posture étrange, comme s’ils s’étaient subitement soustraits à la force qui les animaient à mi-chemin. Les draps ne sont défaits que d’un côté du lit, une chaise est renversée par terre, la porte menant à la chambre contigüe est entrouverte et claque chaque fois que la brise la repousse. Une ampoule brisée trône au milieu d’une lampe ayant perdu son abat-jour. Un tiroir est grand ouvert et menace de choir sur le sol.

La lumière grise de l’extérieur tombe sur quelques pièces de vêtements jetées de façon éparse sur le plancher, suggérant qu’une chaude lutte s’y est déroulée. Parmi l’amas de soie, de satin et de lin entremêlé trône une paire de chaussures noires, récemment cirées au kiosque situé à l’entrée de l’hôtel. L’air froid qui emplit la pièce s’instille dans les moindres replis de tissu, effaçant les dernières marques de la frénésie qui y régnait il y a quelques heures.

Pour en témoigner, il ne reste que quelques traces de pas humides devant l’entrée de la salle de bain, ainsi que les éclaboussures de sang qui ont été projetées sur le mur lorsque le crâne du cadavre gisant à son pied a éclaté.

Chicago, ville des abattoirs, traversée par le crime et la passion.

Quinze rues plus loin, dans un édifice de trois étages, se trouve un bureau que l’on pourrait croire désert. Contre l’intérieur de la porte vitrée est posé un carton aux coins racornis et aux couleurs désaturées indiquant « à louer » depuis belle lurette. Pourtant, s’en remettre à cette apparence est faire fi du ronronnement du ventilateur ainsi que des bribes de conversation qui filtrent à travers la cloison et qui trahissent la présence d’au moins deux individus.

La première chose que l’on remarque en se risquant à l’intérieur est le ventilateur plafonnier qui tremble sur son axe dans un grondement menaçant. Les bulbes de ses ampoules sont tous brisés, de sorte que la seule lumière qui éclaire l’espace de travail est celle qui filtre par les interstices du store entrouvert, projetant des rectangles d’ombre dans la pièce. Les pales de l’appareil tournent à pleine puissance, envoyant voler en l’air la poussière lorsqu’elle ose se déposer sur le sol. Un tel courant d’air éparpillerait aux quatre coins du local les documents déposés sur la table de travail qui fait dos à la fenêtre et face à la porte, mais il n’y a rien dans la pièce qui ressemble de près ou de loin à un document écrit.

Le second élément sur lequel se porte notre attention est une mouche qui tente de fuir par la fenêtre ouverte, mais qui n’arrive pas à se glisser entre les barreaux du store, se heurtant constamment contre l’un d’eux et rebondissant en arrière avant d’amorcer une nouvelle tentative d’évasion.

La dernière chose qu’aperçoit un intrus sont les deux chaises en bois et au dossier droit de part et d’autre de la table, placées là comme pour inviter un client à s’asseoir et à discuter. Un téléphone à cadran est posé au pied d’un tabouret à trois pieds, lui-même positionné dans un coin de la salle. Ces éléments constituent le seul mobilier du bureau, mis à part les personnages qui l’habitent.

Chicago, bas-fond peuplé de criminels.

Ses semelles pleines de terre salissant la table sur laquelle il repose ses jambes, Frankie Yale, 27 ans, cent trente livres et six pieds sept, le nez aquilin et le teint cireux, finit d’astiquer le barillet de son revolver. Déposant le contenant d’huile sur le bureau parmi les chiffons et autres brosses de nettoyage, il fait rouler le chargeur d’une légère impulsion du pouce. Satisfait de la fluidité du mouvement, il y introduit une cartouche, referme l’arme d’un coup expérimenté du poignet et la pointe en direction du tabouret où est assis l’autre occupant de la pièce. Il adresse à son collègue de bureau un sourire exhibant ses dents, demandant implicitement s’il apprécie cette forme de roulette russe.

Edward O’Brien, 45 ans, pesant cent quatre-vingts livres et mesurant cinq pieds sept, qui jusque-là écorchait tranquillement une orange de Floride tout en guettant le téléphone, cesse un moment son mouvement répétitif et se tient coi. Même s’il est au fait que les humeurs de meurtre qui traversent sporadiquement le désaxé qui lui sert de partenaire sont passagères, l’irlandais en bretelles et bras de chemise sait que Frankie appuiera sur la gâchette à la moindre contrariété. O’Brien se contente donc de fixer la goutte de sueur qui dégouline jusqu’au bout de la narine celui qui lui braque un fusil au visage. Remarquant que les yeux injectés de l’homme à l’air malade sont peu à peu envahis par un malaise physique grandissant, il se demande combien de temps encore ce dernier pourra résister à l’envie de renifler.

Trop mal à l’aise pour continuer son petit jeu, Frankie renâcle un grand coup et puis s’essuie à l’aide de sa manche. Mauvaise idée : la poussière de ses vêtements sales cause une inflammation dans sa muqueuse nasale et il éternue bruyamment. Le coup part, la balle venant se loger dans le ventilateur qui se détache du plafond et vient se fracasser violemment sur la table, ne laissant au tireur qu’une fraction de seconde pour se jeter sur le sol et éviter à ses jambes d’être broyées.

« Maudit abruti de crétin d’imbécile de débile profond! » crie l’irlandais, en plus d’ajouter une poignée de qualificatifs tirés du gaélique explicitant la peu glorieuse ascendance de l’américain pendant que ce dernier tousse dans la poussière de plâtre. « T’attendais vraiment juste que ça te tombe sur la tête? Maudit innocent! » ajoute O’Brien alors qu’il enjambe les débris du plafond les poings serrés.

Alors qu’un poing levé s’apprête à s’abattre sur lui, Frankie lève son revolver et appuie son canon sur le front de son agresseur. Celui-ci cesse brusquement son attaque.

« Il n’est même plus chargé. » dit O’Brien, d’un ton neutre. « Je t’ai vu, t’as mis qu’une balle à l’intérieur et c’est elle qui a descendu le plafonnier. »

« Irais-tu te rasseoir, s’il te plaît? » réplique l’américain d’un ton suave. «À attendre gentiment sur ton tabouret que le téléphone sonne? »

Il exhibe à son interlocuteur un sourire carnassier.

Frustré, doutant du fait qu’il reste une balle dans le barillet, mais ne pouvant remettre en question l’issue pour lui si jamais il y en avait une, l’irlandais aux énormes favoris se retourne, fait quelques pas et se laisse tomber sur le banc. Frankie, satisfait, se rassoit sur la chaise faisant face à la porte et aux débris de son bureau, sur lequel il dépose son arme. Il s’adonne alors à la contemplation de la mouche qui tente toujours d’échapper par la fenêtre, un peu comme l’homme qu’il a tué ce matin.

Lui retirer les informations dont avait besoin son employeur avait été difficile, mais les deux hommes de main s’étaient inspirés d’une phrase qui leur avait été dite au téléphone, et dont la véracité venait d’être prouvée de nouveau à l’instant.

Comme quoi on obtient plus en étant poli et armé qu’en était simplement poli. 

dimanche 24 avril 2011

Le pardon - Création

En voilà un qui n'est pas sorti tout seul : il s'agit de la quatrième version de l'un des trois textes qui partagent en grande partie la même trame narrative, puisqu'ils ont tous la même situation initiale. Je vous laisse imaginer le micmac de papier qu'il y avait sur mon bureau alors que je tentais d'y mettre de l'ordre afin de ne pas confondre les pages 1 entre-elles, ce qui entraînait inévitablement un chaos oulipien des genres et des évènements.

Sur ce, je vous recommande Si par une nuit d'hiver un voyageur d'Italo Calvino.

Bonne lecture,

FredK
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Joseph émergea du bâtiment, la conscience en feu et les entrailles révoltées. Il s’appuya un moment contre le mur de béton de l’enceinte de l’OSM pour reprendre son souffle, plié en deux, son cœur battant fortissimo. D’une main tremblante, il sortit un paquet de cigarettes de sa poche, en agrippa une, et laissa choir le reste par terre afin de saisir son briquet plus rapidement. Rageusement, il se mit à aspirer la fumée du petit cylindre de nicotine dont l’incendie allait calmer ses nerfs. Une inspiration, puis deux. À la troisième, il sentit la drogue se répandre dans son sang. À la cinquième, son tube digestif se dénoua et il put déglutir. Une dernière bouffée et son diaphragme cessa sa crise de zèle. Il put alors arracher le mégot de ses lèvres et le jeter au loin.

Les paumes appuyées sur ses genoux, le dos contre le mur, il balança la tête en arrière, dégageant ses voies respiratoires pour mieux remplir ses poumons d’un grand bol d’air nocturne. La fraîcheur de cet oxygène dont il ne sentait pas l’odeur lui gela les narines au rythme de son hyperventilation et rapidement, il se pencha, une main sur le nez, pour récupérer et allumer une des cigarettes tombées sur le trottoir.

Le boulevard de Maisonneuve était désert à cette heure tardive, hormis pour un autobus immobile de l’autre côté de la rue. Joseph savait pertinemment que s’il esquissait un mouvement pour traverser la voie et y monter, le chauffeur démarrerait, ayant soudainement réalisé qu’il ne roulait plus depuis plusieurs minutes sans aucune raison valable et qu’il y avait déjà des dizaines de personnes qui l’attendaient dans le froid aux arrêts suivants. Par contre, pour le moment, les secondes de trop qu’il passait à paresser devant Joseph ne faisaient qu’accentuer l’impatience que ce dernier ressentait à geler sur place. Il détourna le regard et constata qu’il commençait à neiger lorsqu’il reçut un flocon dans l’œil.

Joseph sacra à plusieurs reprises et tenta vainement d’enlever l'eau congelée de son globe oculaire avant qu’elle ait complètement fondu, échappant sa deuxième cigarette dans la manœuvre. Quand il releva la tête, ce fut pour voir l’autobus qui s’éloignait. Peine perdue, se dit-il en sentant le liquide froid sous sa paupière, je ne peux rien y faire : c’est vraiment une journée de merde.

Il ramassa les cigarettes et le paquet éparpillés devant lui et fourra le tout dans une poche de sa veste. Rentrant le cou dans les épaules et tirant son col de chemise vers le haut, Joseph se résignait à rentrer chez lui à pied lorsque l’une de ses collègues sortit à son tour du bâtiment. Son chapeau d’où s’échappaient quelques mèches de cheveux cachait son regard et elle déménageait seule l’étui de son instrument qui, à la façon qu’elle avait de le trainer, semblait beaucoup plus pesant qu’à l’ordinaire.

La musicienne esquissa un geste de la main pour saluer le vieil homme et Joseph le lui rendit contrairement à son habitude. Normalement, il aurait répondu par son grognement caractéristique des mauvais jours, sorte de bruit rauque signifiant à la fois « bonjour » et « laissez-moi tranquille », mais il lui semblait que le moment était empreint d’une gravité qui lui commandait d’agir autrement. Voulant se libérer du malaise qu’il ressentait face à cette femme qui le fixait en silence, il poussa la civilité jusqu’à lui offrir de la raccompagner. Elle refusa poliment et le fixa encore quelques secondes avant de disparaître dans l’ombre tendue entre deux lampadaires. Joseph aurait parié cher qu’elle traînait autre chose qu’un violoncelle dans cet étui.

Secoué, le vieil homme décida de faire escale avant de rentrer à la maison, sentant qu’il avait besoin d’un petit nightcap pour combattre le tremblement intérieur et le froid qui l’avaient envahi. Il déambula donc vers l’ouest, pestant contre l’averse de neige qui s’intensifiait sans pour autant perdre de son humidité.
Il dut rebrousser chemin après être passé tout droit devant les marches du Upstairs Jazz Bar & Grill, décrété lieu de déchéance par tous les saints évangiles ainsi que par le directeur musical de l’OSM, dont l’autorité morale était nettement supérieure. Pour Joseph cependant, la perspective de damner son âme immortelle était en quelque sorte amoindrie par celle de goûter encore une fois à la bouteille de cognac que le patron lui réservait. En franchissant la porte, il pénétra dans la salle surchauffée qu’il parcourut d’un regard circulaire, les sourcils froncés, pour repérer les éléments habituels du décor. Le bar était toujours à gauche de la scène et que la table de billard n'avait pas bougé non plus. Ses craintes dissipées, il alla s’asseoir au comptoir et fit signe au patron.

Joseph se versa lui-même son troisième verre de cognac – c’est qu’il faisait chaud! On aurait dit qu’ils manigançaient pour que vous ayez envie de boire… – alors que l’orchestre prenait place sur la scène. D’une oreille distraite, il repéra les instruments présents. Contrebasse, batterie, piano et trompette, il aurait droit à une succession bien ordinaire des standards les plus banals, pièces faciles qui raviraient le public parce qu’il les connaissait. La bouche de Joseph s’étira en un rictus dédaigneux et il porta de nouveau son verre à ses lèvres.

Le cognac aidait à faire passer la musique qui, somme toute, n’était pas si mauvaise. Il y avait la façon de jouer du trompettiste – très staccato – qui l’énervait parce qu’elle lui rappelait quelque chose, sans qu’il puisse savoir quoi. L’orgueil prenant plus facilement le bord après le sixième verre, Joseph avait renoncé à identifier cet élément irritant et avait détourné son attention vers le contrebassiste, dont il se moquait du regard bovin.

Trois cents mesures plus tard, constatant que l’heure qui était affichée sur le cadran pendu au-dessus de la table de billard lui indiquait qu’il allait passer la nuit sur place, Joseph s’affala sur le bar – tant qu’à dormir, autant être confortable. Juste avant de sombrer, mais il n’en fut jamais certain, il entendit la porte s’ouvrir et le bruit d’un grand courant d’air remplacer la musique. Le froid l’envahit à nouveau, lui faisant oublier pourquoi il était sorti de la salle de l’OSM en courant, le cri qu’il y avait entendu et la réplique qui lui avait été faite.

mardi 22 mars 2011

Le chant du Cygne - Création

Parce que c'est sa petite soeur. (Peut-être sa suite?)

FredK
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Les patins marquaient la glace de leurs coups réguliers, y imprimant des lignes courbées au  rythme lent des pieds qui les chaussaient. La douce neige qui tombait sur l’anneau de glace de la patinoire extérieure avait chassé les sportifs, et le vent tiède qui traversait l’atmosphère y avait amené les artistes. C’était un dimanche matin au parc Lafontaine.

Une femme s’était installée en bordure de l’eau gelée et regardait passer foulards et fedoras, couples et enfants, peintres solitaires et serveurs, tous attendant d’être jetés en pâture à la foule dans une apothéose de gloire. Elle était assise sur un banc public, l’étui d’un violoncelle posé à ses pieds. Sur sa tête, un petit chapeau rond dont s’échappait une longue chevelure brune. Dans la main gauche, une feuille de papier qu’elle froissait sans le savoir, faisant glisser son pouce et son index sur les lettres du message, voulant s’assurer par le toucher de l’existence de ce qu’elle ne regardait pas.

La femme contemplait la patinoire et ses gens heureux, paumés, pleins d’espérance, ceux qui avaient de la lumière dans les yeux avant tout autre chose. À ceux-là, la vie avait fait le cadeau d’entrevoir un avenir meilleur, ou tout simplement d’en avoir un aussi heureux. À ceux-là, la nature avait donné la foi et inspiré la confiance. Il semblait que cette dernière transpirait d’eux, les faisant se tenir droits dans leurs manteaux colorés. Ou était-ce parce qu’ils se tenaient debout qu’ils apercevaient autre chose que les marques qu’ils laissaient dans la glace? Quelle importance cela avait-il au fond?

Le silence de la chute des flocons donnait l’impression que l’endroit était coupé du reste de la ville; le glissement du fer sur l’eau gelée achevant d’étouffer les bruits de la circulation qui auraient autrement résonné à travers le parc. De par cet isolement, la patinoire se trouvait transformée en un oasis de conifères au milieu duquel se cachait un étang, parcouru par tout autant de fils de Dieu.

Parmi ces incarnations de la félicité erraient pourtant quelques cygnes noirs. Seuls, ils regardaient le bout de leurs patins, les épaules affaissées. Un soupir leur gonflait la poitrine, mais il y restait accroché en voyant le petit sourire en coin que leur adressait la femme restée assise sur le banc. La violoncelliste leur offrait celui dont elle usait si habilement pour faire fuir le découragement, se sentant à la fois soulagée et quelque peu égoïste de voir que ce n’était pas elle qui en avait besoin. Elle sourit à une autre femme arborant les cernes noirs des nuits trop courtes. À un homme vêtu d’un trop vieux pardessus. À un autre homme encore, qui ne savait pas patiner.

Les âmes en peine qui mouvaient leurs ombres devant elle n’avaient pas conquis ce qu’elles désiraient. De la reconnaissance, surtout. De l’aide, peut-être. De l’amour, sûrement. Elles tournaient en rond et en rond, cherchant un angle ou des bras où elles pourraient se blottir. La tristesse masquait leurs visages et l’envie alourdissait leurs cœurs.

La violoncelliste, assise sur le banc public, détourna le regard de la patinoire et le posa enfin sur la feuille qu’elle froissait toujours de ses doigts gantés. C’était un refus. On arrêtait brutalement l’ascension d’une étoile pour la ramener sur Terre, là où elle ne brillerait plus. Cette mise au cachot orchestrée par un directeur maniaque l’avait abasourdie. Prise de court, il lui avait à peine laissé le temps de récupérer son instrument et l’avait jetée dehors avant qu’elle puisse dire adieu aux gens et au lieu où elle avait passé les six dernières années de sa vie. « Non. » Et c’était tout. Pas de « bonne chance », d’« au revoir », ni de conseil quelconque. Rien de tout cela. « Un souhait qui n’est pas sincère n’en est pas un de toute façon. » s’était-elle convaincue. Elle avait quitté la salle de spectacle, sa condamnation écrite à la main, et avait erré dans la ville jusqu’à ce que le silence du parc Lafontaine l’enveloppe de ses profondeurs.

La patinoire, d’un blanc étincelant, était belle à voir, et la scène qui s’y déroulait, succession immuable et insouciante de personnages d’ombre et de lumière, l’avait attirée comme pour qu’elle y monte. Réaliser qu’elle n’avait pas ses patins et se sentir à nouveau écartée, cantonnée dans l’affreux rôle de spectatrice, cela avait exacerbé sa rancœur, la forçant à s’arrêter, à cesser de fuir ce qui l’avait suivie.

Assise sur un banc public, Catherine regarda l’étui de son violoncelle appuyé contre ses pieds. Il n’avait pas bougé. Elle le prit précautionneusement et souleva le couvercle afin d’en sortir l’instrument. Il était toujours là. À tâtons, ses doigts trouvèrent l’archet dans l’immense caisse noire tandis que son regard caressait amoureusement le violoncelle, glissant de la volute au cordier, comme si elle avait besoin de le séduire avant de pouvoir en jouer.

Et elle en joua, en joua. Au beau milieu du parc Lafontaine, devant un étang gelé où déambulaient des inconnus qui ne l’écoutaient pas. Elle joua sans public, dehors, sous l’averse de neige. Elle continua de jouer sous la brise, le vent mêlant ses cheveux. Et puis bien après qu’elle ait senti le froid commencer à engourdir ses doigts gantés. Catherine joua pour elle-même, les yeux fermés, oubliant le monde qui l’entourait, si ce n’est la musique qui l’habitait ainsi que le raclement régulier des patins qui donnait le tempo.

Catherine joua longtemps, jusqu’à ce que le dernier cygne se soit envolé et qu’elle se retrouve face à une patinoire vide, illuminée par les réverbères. Transie, elle vit un père et une mère soulever leur enfant pour le déposer en haut de l’escalier de trois marches qui menait à la patinoire. L’enfant, qui n’avait pas plus de six ans, rit en agitant ses patins dans le vide et partit au galop les enlever à l’intérieur.

Il ne neigeait plus.

Catherine sourit.

Un air de guitare - Création

Parce que c'est un vieux texte, qui date d'une autre époque il faut croire.

Parce que j'ose dire qu'il est beau.

Et parce que je ne pouvais pas laisser l'autre horreur en page couverture.

Je vous offre un aperçu de l'Underground Café.

FredK
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Un air de guitare, tellement connu, usé comme les cordes qui le supportent et qui vibrent sous l’impulsion d’un musicien balançant sa tête d’avant en arrière, lentement. Il tape du pied, bat la mesure, doucement. Celle-ci, habituée au vieux bluesman, à sa voix éraillée et à son haleine puant le tabac, se laisse faire, encore, et accepte le coup de chacune des notes, prononçant la mélodie enivrante une fois de plus.

Le vieux bluesman lève sa tête chauve sur laquelle repose un chapeau brun usé jusqu’à la toile. Il lève les yeux de sa guitare pour le poser sur la petite assemblée. Son regard pénètre en vrillant jusqu’au fond de leur crâne, balayant la raison sous le tapis et éveillant en eux une envie viscérale, qui bouge avec la musique, incompréhensible et pourtant si claire. Ce goût envahissant en vient à bloquer leur vision fuyante dans une direction, hypnotisant comme la poussière de la pièce qui tombe doucement dans la lumière des projecteurs. La pulsion bat au rythme de la musique, le tempo n’étant lent que pour atteindre de plus grandes profondeurs.

Le vieux bluesman sourit, son sourire jauni s’adressant à cette audience inconsciente, mais qui, déjà, a perdu son innocence. Il sait qu’ils le sentent, bien qu’ils ne puissent pas le savoir. Ces gens sentent que ce n’est plus la caisse de sa guitare qu’il fait vibrer, que ce ne sont plus des cordes de cuivre qu’il pince, que son pied ne martèle plus le sol, mais que leur être tout entier est devenu un instrument sur lequel il joue. Totalement captivés, lentement, ils sont prêts à taper des mains, à se lever debout, à chanter avec leurs voisins, à crier avec eux, à danser, à renverser les chaises, monter sur les planches tachées de graisse des tables, à crier à tue-tête, à tout faire pour évacuer cette énergie euphorisante créée par la caresse du musicien sur les cordes de leurs âmes.

Le vieux bluesman ne rompt pas le charme et déjà, les signes avant-coureurs de la furie prochaine se manifestent. Une jeune femme commence à taper des mains, elle dont l’œil vide et cherchant l’oubli pétille maintenant de mille feux. Un homme, enthousiaste pour la première fois de son existence dont la monotonie le tue, s’en prend lui aussi à la musique et va jusqu’à battre la mesure. Quelqu’un dans l’ombre crie yeah! et sa bande d’amis habillés de cuir et accoudés au bar approuvent en lui faisant écho. Ils y resteront finalement, les yeux soudés au musicien et leurs bottes au plancher, la poussière qui s’accumule doucement autour d’elles finissant par former des empreintes en un lieu où ils ne croyaient que passer.

Sans cesser de jouer, le vieux bluesman pointe du doigt un de ses comparses habitué de la place, salut presqu’invisible puisque le geste n’est qu’esquisse, et le public le remarque uniquement par le changement de tonalité qui l’accompagne. Immédiatement, on se retourne, et le comparse qui rend le salut devient la personne la plus appréciée, la plus fiable, la plus respectée de la salle par le lien privilégié qu’il partage avec le musicien. On lui offre à boire, pour dégager un sourire de cette poussière, on veut savoir son histoire, on le traite de chanceux, on l’envie. Le comparse sourit, c’est un habitué de la place.

Le vieux bluesman sent son énergie couler à travers la guitare, puis se dissiper dans la pièce en notes volatiles qui forment un immense nuage gorgé de musique, n’attendant que quelqu’un laisse tomber sa garde pour libérer ses portées mouvantes sur le bienheureux paratonnerre. Il continue de jouer avec les éléments dans ce sous-sol de bas-fonds, quelques croches et noires s’en échappant par l’escalier trop sale pour aller narguer la lune, grandeur céleste provoquant des marées qui n’arrivent pourtant pas à la cheville de ce que lui parvient à créer. Curieuse, elle se rapproche de l’horizon et parvient, elle aussi, à s’accouder au bar, où elle retrouve deux de ses amis, des amoureux habitués des promenades nocturnes.

Le rayon de lumière qui manquait ayant fait son entrée, le vieux bluesman rigole en voyant l’orage musical exploser sur la tête d’un jeune adolescent qui repousse du pied le tabouret sur lequel il était assis et entraine sa copine dans une danse endiablée. Le reste de la salle applaudit puis se joint à eux précipitamment, foule spontanée, confuse, mais heureuse, l’absurdité de leurs existences bigarrées disparaissant dans le chant éraillé de l’homme chauve.

Le vieux bluesman ferme les yeux.

Lorsqu’il les rouvre, la lumière matinale éclaire les débris consumés de la baraque. Les rayons obliques qui réussissent à traverser l’épais nuage de poussière frôlent les chaises renversées, des débris de souliers, des cadavres de partitions, une rangée de bouteilles dont le mal de tête leur fend le goulot et le balai du concierge, découragé devant l’ampleur du désastre révélé par un soleil complice : il a retardé sa venue pour permettre aux fêtards de s’éclipser.

Le vieux bluesman allume une cigarette dont la braise rejoint bientôt les cendres de la soirée. Il jette un regard sur l’étui de sa guitare, y dépose son amie de toujours, actionne les fermoirs et pousse un soupir. Lentement, sa précieuse cargaison en main, il se lève du banc où il vient de passer plus d’heures que le bon sens le voudrait, salue le concierge qui entre rejoindre son balai éploré en prenant le devant déformé de son chapeau brun entre deux doigts. Ils y retrouvent facilement le creux : eux aussi sont des habitués de la place.

Il descend de la scène, ses souliers de cuir aussi fatigués qu’elle. Le vieux bluesman traverse la piste de danse, se fraye un chemin entre les tables, croise le bar et vient serrer la main à la poignée de porte. Il ne jette pas de regard en arrière, il a déjà tout vu, connaît la salle si bien qu’il pourrait la peindre, s’il en avait le talent, ou l’envie. Les vibrants souvenirs qu’il garde de cet endroit sont innombrables, et surpassent de si loin en valeur la dernière image qu’il pourrait en avoir, photo décevante d’un endroit vide et sans âme, qu’il n’hésite même pas, et pousse la porte.

En haut de l’escalier trop sale, le vieux bluesman aperçoit la lumière éclatante du jour et une portion de ciel trop bleu. Il sent l’humidité et les rejets des moteurs à explosion coller à sa peau. Il entend la rumeur criarde des klaxons et les pas pressés de dizaines d’individus en retard.

Le vieux bluesman gravit les marches une à une, l’étui contenant sa guitare à la main, son vieux chapeau brun enfoncé sur son crâne dégarni. Il jette sa cigarette sur le trottoir et sourit de son sourire jauni par le tabac. Il a la musique dans le cœur.