mardi 22 mars 2011

Le chant du Cygne - Création

Parce que c'est sa petite soeur. (Peut-être sa suite?)

FredK
____________________________

Les patins marquaient la glace de leurs coups réguliers, y imprimant des lignes courbées au  rythme lent des pieds qui les chaussaient. La douce neige qui tombait sur l’anneau de glace de la patinoire extérieure avait chassé les sportifs, et le vent tiède qui traversait l’atmosphère y avait amené les artistes. C’était un dimanche matin au parc Lafontaine.

Une femme s’était installée en bordure de l’eau gelée et regardait passer foulards et fedoras, couples et enfants, peintres solitaires et serveurs, tous attendant d’être jetés en pâture à la foule dans une apothéose de gloire. Elle était assise sur un banc public, l’étui d’un violoncelle posé à ses pieds. Sur sa tête, un petit chapeau rond dont s’échappait une longue chevelure brune. Dans la main gauche, une feuille de papier qu’elle froissait sans le savoir, faisant glisser son pouce et son index sur les lettres du message, voulant s’assurer par le toucher de l’existence de ce qu’elle ne regardait pas.

La femme contemplait la patinoire et ses gens heureux, paumés, pleins d’espérance, ceux qui avaient de la lumière dans les yeux avant tout autre chose. À ceux-là, la vie avait fait le cadeau d’entrevoir un avenir meilleur, ou tout simplement d’en avoir un aussi heureux. À ceux-là, la nature avait donné la foi et inspiré la confiance. Il semblait que cette dernière transpirait d’eux, les faisant se tenir droits dans leurs manteaux colorés. Ou était-ce parce qu’ils se tenaient debout qu’ils apercevaient autre chose que les marques qu’ils laissaient dans la glace? Quelle importance cela avait-il au fond?

Le silence de la chute des flocons donnait l’impression que l’endroit était coupé du reste de la ville; le glissement du fer sur l’eau gelée achevant d’étouffer les bruits de la circulation qui auraient autrement résonné à travers le parc. De par cet isolement, la patinoire se trouvait transformée en un oasis de conifères au milieu duquel se cachait un étang, parcouru par tout autant de fils de Dieu.

Parmi ces incarnations de la félicité erraient pourtant quelques cygnes noirs. Seuls, ils regardaient le bout de leurs patins, les épaules affaissées. Un soupir leur gonflait la poitrine, mais il y restait accroché en voyant le petit sourire en coin que leur adressait la femme restée assise sur le banc. La violoncelliste leur offrait celui dont elle usait si habilement pour faire fuir le découragement, se sentant à la fois soulagée et quelque peu égoïste de voir que ce n’était pas elle qui en avait besoin. Elle sourit à une autre femme arborant les cernes noirs des nuits trop courtes. À un homme vêtu d’un trop vieux pardessus. À un autre homme encore, qui ne savait pas patiner.

Les âmes en peine qui mouvaient leurs ombres devant elle n’avaient pas conquis ce qu’elles désiraient. De la reconnaissance, surtout. De l’aide, peut-être. De l’amour, sûrement. Elles tournaient en rond et en rond, cherchant un angle ou des bras où elles pourraient se blottir. La tristesse masquait leurs visages et l’envie alourdissait leurs cœurs.

La violoncelliste, assise sur le banc public, détourna le regard de la patinoire et le posa enfin sur la feuille qu’elle froissait toujours de ses doigts gantés. C’était un refus. On arrêtait brutalement l’ascension d’une étoile pour la ramener sur Terre, là où elle ne brillerait plus. Cette mise au cachot orchestrée par un directeur maniaque l’avait abasourdie. Prise de court, il lui avait à peine laissé le temps de récupérer son instrument et l’avait jetée dehors avant qu’elle puisse dire adieu aux gens et au lieu où elle avait passé les six dernières années de sa vie. « Non. » Et c’était tout. Pas de « bonne chance », d’« au revoir », ni de conseil quelconque. Rien de tout cela. « Un souhait qui n’est pas sincère n’en est pas un de toute façon. » s’était-elle convaincue. Elle avait quitté la salle de spectacle, sa condamnation écrite à la main, et avait erré dans la ville jusqu’à ce que le silence du parc Lafontaine l’enveloppe de ses profondeurs.

La patinoire, d’un blanc étincelant, était belle à voir, et la scène qui s’y déroulait, succession immuable et insouciante de personnages d’ombre et de lumière, l’avait attirée comme pour qu’elle y monte. Réaliser qu’elle n’avait pas ses patins et se sentir à nouveau écartée, cantonnée dans l’affreux rôle de spectatrice, cela avait exacerbé sa rancœur, la forçant à s’arrêter, à cesser de fuir ce qui l’avait suivie.

Assise sur un banc public, Catherine regarda l’étui de son violoncelle appuyé contre ses pieds. Il n’avait pas bougé. Elle le prit précautionneusement et souleva le couvercle afin d’en sortir l’instrument. Il était toujours là. À tâtons, ses doigts trouvèrent l’archet dans l’immense caisse noire tandis que son regard caressait amoureusement le violoncelle, glissant de la volute au cordier, comme si elle avait besoin de le séduire avant de pouvoir en jouer.

Et elle en joua, en joua. Au beau milieu du parc Lafontaine, devant un étang gelé où déambulaient des inconnus qui ne l’écoutaient pas. Elle joua sans public, dehors, sous l’averse de neige. Elle continua de jouer sous la brise, le vent mêlant ses cheveux. Et puis bien après qu’elle ait senti le froid commencer à engourdir ses doigts gantés. Catherine joua pour elle-même, les yeux fermés, oubliant le monde qui l’entourait, si ce n’est la musique qui l’habitait ainsi que le raclement régulier des patins qui donnait le tempo.

Catherine joua longtemps, jusqu’à ce que le dernier cygne se soit envolé et qu’elle se retrouve face à une patinoire vide, illuminée par les réverbères. Transie, elle vit un père et une mère soulever leur enfant pour le déposer en haut de l’escalier de trois marches qui menait à la patinoire. L’enfant, qui n’avait pas plus de six ans, rit en agitant ses patins dans le vide et partit au galop les enlever à l’intérieur.

Il ne neigeait plus.

Catherine sourit.

Un air de guitare - Création

Parce que c'est un vieux texte, qui date d'une autre époque il faut croire.

Parce que j'ose dire qu'il est beau.

Et parce que je ne pouvais pas laisser l'autre horreur en page couverture.

Je vous offre un aperçu de l'Underground Café.

FredK
______________________

Un air de guitare, tellement connu, usé comme les cordes qui le supportent et qui vibrent sous l’impulsion d’un musicien balançant sa tête d’avant en arrière, lentement. Il tape du pied, bat la mesure, doucement. Celle-ci, habituée au vieux bluesman, à sa voix éraillée et à son haleine puant le tabac, se laisse faire, encore, et accepte le coup de chacune des notes, prononçant la mélodie enivrante une fois de plus.

Le vieux bluesman lève sa tête chauve sur laquelle repose un chapeau brun usé jusqu’à la toile. Il lève les yeux de sa guitare pour le poser sur la petite assemblée. Son regard pénètre en vrillant jusqu’au fond de leur crâne, balayant la raison sous le tapis et éveillant en eux une envie viscérale, qui bouge avec la musique, incompréhensible et pourtant si claire. Ce goût envahissant en vient à bloquer leur vision fuyante dans une direction, hypnotisant comme la poussière de la pièce qui tombe doucement dans la lumière des projecteurs. La pulsion bat au rythme de la musique, le tempo n’étant lent que pour atteindre de plus grandes profondeurs.

Le vieux bluesman sourit, son sourire jauni s’adressant à cette audience inconsciente, mais qui, déjà, a perdu son innocence. Il sait qu’ils le sentent, bien qu’ils ne puissent pas le savoir. Ces gens sentent que ce n’est plus la caisse de sa guitare qu’il fait vibrer, que ce ne sont plus des cordes de cuivre qu’il pince, que son pied ne martèle plus le sol, mais que leur être tout entier est devenu un instrument sur lequel il joue. Totalement captivés, lentement, ils sont prêts à taper des mains, à se lever debout, à chanter avec leurs voisins, à crier avec eux, à danser, à renverser les chaises, monter sur les planches tachées de graisse des tables, à crier à tue-tête, à tout faire pour évacuer cette énergie euphorisante créée par la caresse du musicien sur les cordes de leurs âmes.

Le vieux bluesman ne rompt pas le charme et déjà, les signes avant-coureurs de la furie prochaine se manifestent. Une jeune femme commence à taper des mains, elle dont l’œil vide et cherchant l’oubli pétille maintenant de mille feux. Un homme, enthousiaste pour la première fois de son existence dont la monotonie le tue, s’en prend lui aussi à la musique et va jusqu’à battre la mesure. Quelqu’un dans l’ombre crie yeah! et sa bande d’amis habillés de cuir et accoudés au bar approuvent en lui faisant écho. Ils y resteront finalement, les yeux soudés au musicien et leurs bottes au plancher, la poussière qui s’accumule doucement autour d’elles finissant par former des empreintes en un lieu où ils ne croyaient que passer.

Sans cesser de jouer, le vieux bluesman pointe du doigt un de ses comparses habitué de la place, salut presqu’invisible puisque le geste n’est qu’esquisse, et le public le remarque uniquement par le changement de tonalité qui l’accompagne. Immédiatement, on se retourne, et le comparse qui rend le salut devient la personne la plus appréciée, la plus fiable, la plus respectée de la salle par le lien privilégié qu’il partage avec le musicien. On lui offre à boire, pour dégager un sourire de cette poussière, on veut savoir son histoire, on le traite de chanceux, on l’envie. Le comparse sourit, c’est un habitué de la place.

Le vieux bluesman sent son énergie couler à travers la guitare, puis se dissiper dans la pièce en notes volatiles qui forment un immense nuage gorgé de musique, n’attendant que quelqu’un laisse tomber sa garde pour libérer ses portées mouvantes sur le bienheureux paratonnerre. Il continue de jouer avec les éléments dans ce sous-sol de bas-fonds, quelques croches et noires s’en échappant par l’escalier trop sale pour aller narguer la lune, grandeur céleste provoquant des marées qui n’arrivent pourtant pas à la cheville de ce que lui parvient à créer. Curieuse, elle se rapproche de l’horizon et parvient, elle aussi, à s’accouder au bar, où elle retrouve deux de ses amis, des amoureux habitués des promenades nocturnes.

Le rayon de lumière qui manquait ayant fait son entrée, le vieux bluesman rigole en voyant l’orage musical exploser sur la tête d’un jeune adolescent qui repousse du pied le tabouret sur lequel il était assis et entraine sa copine dans une danse endiablée. Le reste de la salle applaudit puis se joint à eux précipitamment, foule spontanée, confuse, mais heureuse, l’absurdité de leurs existences bigarrées disparaissant dans le chant éraillé de l’homme chauve.

Le vieux bluesman ferme les yeux.

Lorsqu’il les rouvre, la lumière matinale éclaire les débris consumés de la baraque. Les rayons obliques qui réussissent à traverser l’épais nuage de poussière frôlent les chaises renversées, des débris de souliers, des cadavres de partitions, une rangée de bouteilles dont le mal de tête leur fend le goulot et le balai du concierge, découragé devant l’ampleur du désastre révélé par un soleil complice : il a retardé sa venue pour permettre aux fêtards de s’éclipser.

Le vieux bluesman allume une cigarette dont la braise rejoint bientôt les cendres de la soirée. Il jette un regard sur l’étui de sa guitare, y dépose son amie de toujours, actionne les fermoirs et pousse un soupir. Lentement, sa précieuse cargaison en main, il se lève du banc où il vient de passer plus d’heures que le bon sens le voudrait, salue le concierge qui entre rejoindre son balai éploré en prenant le devant déformé de son chapeau brun entre deux doigts. Ils y retrouvent facilement le creux : eux aussi sont des habitués de la place.

Il descend de la scène, ses souliers de cuir aussi fatigués qu’elle. Le vieux bluesman traverse la piste de danse, se fraye un chemin entre les tables, croise le bar et vient serrer la main à la poignée de porte. Il ne jette pas de regard en arrière, il a déjà tout vu, connaît la salle si bien qu’il pourrait la peindre, s’il en avait le talent, ou l’envie. Les vibrants souvenirs qu’il garde de cet endroit sont innombrables, et surpassent de si loin en valeur la dernière image qu’il pourrait en avoir, photo décevante d’un endroit vide et sans âme, qu’il n’hésite même pas, et pousse la porte.

En haut de l’escalier trop sale, le vieux bluesman aperçoit la lumière éclatante du jour et une portion de ciel trop bleu. Il sent l’humidité et les rejets des moteurs à explosion coller à sa peau. Il entend la rumeur criarde des klaxons et les pas pressés de dizaines d’individus en retard.

Le vieux bluesman gravit les marches une à une, l’étui contenant sa guitare à la main, son vieux chapeau brun enfoncé sur son crâne dégarni. Il jette sa cigarette sur le trottoir et sourit de son sourire jauni par le tabac. Il a la musique dans le cœur.