FredK
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Les patins marquaient la glace de leurs coups réguliers, y
imprimant des lignes courbées au rythme lent
des pieds qui les chaussaient. La douce neige qui tombait sur l’anneau de glace
de la patinoire extérieure avait chassé les sportifs, et le vent tiède qui
traversait l’atmosphère y avait amené les artistes. C’était un dimanche matin
au parc Lafontaine.
Une femme s’était installée en bordure de l’eau gelée et
regardait passer foulards et fedoras, couples et enfants, peintres solitaires
et serveurs, tous attendant d’être jetés en pâture à la foule dans une
apothéose de gloire. Elle était assise sur un banc public, l’étui d’un
violoncelle posé à ses pieds. Sur sa tête, un petit chapeau rond dont
s’échappait une longue chevelure brune. Dans la main gauche, une feuille de
papier qu’elle froissait sans le savoir, faisant glisser son pouce et son index
sur les lettres du message, voulant s’assurer par le toucher de l’existence de
ce qu’elle ne regardait pas.
La femme contemplait la patinoire et ses gens heureux,
paumés, pleins d’espérance, ceux qui avaient de la lumière dans les yeux avant tout
autre chose. À ceux-là, la vie avait fait le cadeau d’entrevoir un avenir
meilleur, ou tout simplement d’en avoir un aussi heureux. À ceux-là, la nature
avait donné la foi et inspiré la confiance. Il semblait que cette dernière
transpirait d’eux, les faisant se tenir droits dans leurs manteaux colorés. Ou
était-ce parce qu’ils se tenaient debout qu’ils apercevaient autre chose que
les marques qu’ils laissaient dans la glace? Quelle importance cela avait-il au
fond?
Le silence de la chute des flocons donnait l’impression que
l’endroit était coupé du reste de la ville; le glissement du fer sur l’eau gelée
achevant d’étouffer les bruits de la circulation qui auraient autrement résonné
à travers le parc. De par cet isolement, la patinoire se trouvait transformée
en un oasis de conifères au milieu duquel se cachait un étang, parcouru par
tout autant de fils de Dieu.
Parmi ces incarnations de la félicité erraient pourtant
quelques cygnes noirs. Seuls, ils regardaient le bout de leurs patins, les
épaules affaissées. Un soupir leur gonflait la poitrine, mais il y restait
accroché en voyant le petit sourire en coin que leur adressait la femme restée
assise sur le banc. La violoncelliste leur offrait celui dont elle usait si
habilement pour faire fuir le découragement, se sentant à la fois soulagée et
quelque peu égoïste de voir que ce n’était pas elle qui en avait besoin. Elle
sourit à une autre femme arborant les cernes noirs des nuits trop courtes. À un
homme vêtu d’un trop vieux pardessus. À un autre homme encore, qui ne savait
pas patiner.
Les âmes en peine qui mouvaient leurs ombres devant elle
n’avaient pas conquis ce qu’elles désiraient. De la reconnaissance, surtout. De
l’aide, peut-être. De l’amour, sûrement. Elles tournaient en rond et en rond,
cherchant un angle ou des bras où elles pourraient se blottir. La tristesse
masquait leurs visages et l’envie alourdissait leurs cœurs.
La violoncelliste, assise sur le banc public, détourna le
regard de la patinoire et le posa enfin sur la feuille qu’elle froissait
toujours de ses doigts gantés. C’était un refus. On arrêtait brutalement
l’ascension d’une étoile pour la ramener sur Terre, là où elle ne brillerait
plus. Cette mise au cachot orchestrée par un directeur maniaque l’avait
abasourdie. Prise de court, il lui avait à peine laissé le temps de récupérer
son instrument et l’avait jetée dehors avant qu’elle puisse dire adieu aux gens
et au lieu où elle avait passé les six dernières années de sa vie.
« Non. » Et c’était tout. Pas de « bonne chance », d’« au
revoir », ni de conseil quelconque. Rien de tout cela. « Un souhait
qui n’est pas sincère n’en est pas un de toute façon. » s’était-elle convaincue.
Elle avait quitté la salle de spectacle, sa condamnation écrite à la main, et
avait erré dans la ville jusqu’à ce que le silence du parc Lafontaine
l’enveloppe de ses profondeurs.
La patinoire, d’un blanc étincelant, était belle à voir, et
la scène qui s’y déroulait, succession immuable et insouciante de personnages
d’ombre et de lumière, l’avait attirée comme pour qu’elle y monte. Réaliser
qu’elle n’avait pas ses patins et se sentir à nouveau écartée, cantonnée dans
l’affreux rôle de spectatrice, cela avait exacerbé sa rancœur, la forçant à
s’arrêter, à cesser de fuir ce qui l’avait suivie.
Assise sur un banc public, Catherine regarda l’étui de son
violoncelle appuyé contre ses pieds. Il n’avait pas bougé. Elle le prit
précautionneusement et souleva le couvercle afin d’en sortir l’instrument. Il
était toujours là. À tâtons, ses doigts trouvèrent l’archet dans l’immense
caisse noire tandis que son regard caressait amoureusement le violoncelle,
glissant de la volute au cordier, comme si elle avait besoin de le séduire avant
de pouvoir en jouer.
Et elle en joua, en joua. Au beau milieu du parc Lafontaine,
devant un étang gelé où déambulaient des inconnus qui ne l’écoutaient pas. Elle
joua sans public, dehors, sous l’averse de neige. Elle continua de jouer sous
la brise, le vent mêlant ses cheveux. Et puis bien après qu’elle ait senti le
froid commencer à engourdir ses doigts gantés. Catherine joua pour elle-même,
les yeux fermés, oubliant le monde qui l’entourait, si ce n’est la musique qui
l’habitait ainsi que le raclement régulier des patins qui donnait le tempo.
Catherine joua longtemps, jusqu’à ce que le dernier cygne se
soit envolé et qu’elle se retrouve face à une patinoire vide, illuminée par les
réverbères. Transie, elle vit un père et une mère soulever leur enfant pour le
déposer en haut de l’escalier de trois marches qui menait à la patinoire.
L’enfant, qui n’avait pas plus de six ans, rit en agitant ses patins dans le
vide et partit au galop les enlever à l’intérieur.
Il ne neigeait plus.
Catherine sourit.
Fred,
RépondreEffacerComme pour ton autre création "Un air de guitare," tu décris l'atmosphère d'un moment - pas d'un lieu, justement, mais d'un moment - de façon incroyable. Il y avait quelques phrases que j'ai relu rien que pour le plaisir de revoir une image précise ou de réentendre un son particulier. Par exemple... en fait, je ne mettrai pas d'exemple, car à chaque relecture je remarque quelque chose de différent.
J'aime bien comment tu fais un "build-up" dans ton histoire, comment tu introduis graduellement Catherine, mais je dois t'avouer que je n'étais pas trop enthousiaste à l'idée de quelqu'un qui joue un instrument à cordes dans la neige et avec des gants... bon mais tu me connais :P en fait, je crois que puisque tu avais "zoomé" sur Catherine en donnant quelques indices d'un événement réaliste, le fait qu'elle se mette à jouer du violoncelle dehors a un peu terni cet effet, mais en même temps, ça sert à retourner aux gens qui patinent presque comme dans un rêve... si c'était cet effet que tu recherchais, je suggèrerais de développer le paragraphe décrivant sa... bon, faute de mots, on va dire performance. Ce que je veux dire, c'est que ça pourrait commencer réaliste, et qu'ensuite ça retourne graduellement au rêve (ce qui est surtout présent). Qu'en penses-tu?
Gabrielle