Parce que j'ose dire qu'il est beau.
Et parce que je ne pouvais pas laisser l'autre horreur en page couverture.
Je vous offre un aperçu de l'Underground Café.
FredK
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Un air de guitare, tellement connu, usé comme
les cordes qui le supportent et qui vibrent sous l’impulsion d’un musicien
balançant sa tête d’avant en arrière, lentement. Il tape du pied, bat la
mesure, doucement. Celle-ci, habituée au vieux bluesman, à sa voix éraillée et à son haleine puant le tabac, se
laisse faire, encore, et accepte le coup de chacune des notes, prononçant la
mélodie enivrante une fois de plus.
Le vieux bluesman lève sa
tête chauve sur laquelle repose un chapeau brun usé jusqu’à la toile. Il lève les yeux de
sa guitare pour le poser sur la petite assemblée. Son regard pénètre en vrillant
jusqu’au fond de leur crâne, balayant la raison sous le tapis et éveillant en
eux une envie viscérale, qui bouge avec la musique, incompréhensible et pourtant
si claire. Ce goût envahissant en vient à bloquer leur vision fuyante dans une
direction, hypnotisant comme la poussière de la pièce qui tombe doucement dans
la lumière des projecteurs. La pulsion bat au rythme de la musique, le tempo
n’étant lent que pour atteindre de plus grandes profondeurs.
Le vieux bluesman sourit,
son sourire jauni s’adressant à cette audience inconsciente, mais qui, déjà, a
perdu son innocence. Il sait qu’ils le sentent, bien qu’ils ne puissent pas le
savoir. Ces gens sentent que ce n’est plus la caisse de sa guitare qu’il fait
vibrer, que ce ne sont plus des cordes de cuivre qu’il pince, que son pied ne
martèle plus le sol, mais que leur être tout entier est devenu un instrument
sur lequel il joue. Totalement captivés, lentement, ils sont prêts à taper des
mains, à se lever debout, à chanter avec leurs voisins, à crier avec eux, à
danser, à renverser les chaises, monter sur les planches tachées de graisse des
tables, à crier à tue-tête, à tout faire pour évacuer cette énergie
euphorisante créée par la caresse du musicien sur les cordes de leurs âmes.
Le vieux bluesman ne rompt
pas le charme et déjà, les signes avant-coureurs de la furie prochaine se
manifestent. Une jeune femme commence à taper des mains, elle dont l’œil vide et
cherchant l’oubli pétille maintenant de mille feux. Un homme, enthousiaste pour
la première fois de son existence dont la monotonie le tue, s’en prend lui
aussi à la musique et va jusqu’à battre la mesure. Quelqu ’un
dans l’ombre crie yeah! et sa bande d’amis
habillés de cuir et accoudés au bar approuvent en lui faisant écho. Ils y
resteront finalement, les yeux soudés au musicien et leurs bottes au plancher, la
poussière qui s’accumule doucement autour d’elles finissant par former des
empreintes en un lieu où ils ne croyaient que passer.
Sans cesser de jouer, le vieux bluesman
pointe du doigt un de ses comparses habitué de la place, salut presqu’invisible
puisque le geste n’est qu’esquisse, et le public le remarque uniquement par le
changement de tonalité qui l’accompagne. Immédiatement, on se retourne, et le
comparse qui rend le salut devient la personne la plus appréciée, la plus
fiable, la plus respectée de la salle par le lien privilégié qu’il partage avec
le musicien. On lui offre à boire, pour dégager un sourire de cette poussière,
on veut savoir son histoire, on le traite de chanceux, on l’envie. Le comparse
sourit, c’est un habitué de la place.
Le vieux bluesman sent son
énergie couler à travers la guitare, puis se dissiper dans la pièce en notes
volatiles qui forment un immense nuage gorgé de musique, n’attendant que
quelqu’un laisse tomber sa garde pour libérer ses portées mouvantes sur le
bienheureux paratonnerre. Il continue de jouer avec les éléments dans ce
sous-sol de bas-fonds, quelques croches et noires s’en échappant par l’escalier
trop sale pour aller narguer la lune, grandeur céleste provoquant des marées
qui n’arrivent pourtant pas à la cheville de ce que lui parvient à créer.
Curieuse, elle se rapproche de l’horizon et parvient, elle aussi, à s’accouder
au bar, où elle retrouve deux de ses amis, des amoureux habitués des promenades
nocturnes.
Le rayon de lumière qui manquait ayant fait son entrée, le vieux bluesman rigole en voyant l’orage
musical exploser sur la tête d’un jeune adolescent qui repousse du pied le
tabouret sur lequel il était assis et entraine sa copine dans une danse
endiablée. Le reste de la salle applaudit puis se joint à eux précipitamment,
foule spontanée, confuse, mais heureuse, l’absurdité de leurs existences bigarrées
disparaissant dans le chant éraillé de l’homme chauve.
Le vieux bluesman ferme
les yeux.
Lorsqu’il les rouvre, la lumière matinale éclaire les débris
consumés de la baraque.
Les rayons obliques qui réussissent à traverser l’épais nuage
de poussière frôlent les chaises renversées, des débris de souliers, des
cadavres de partitions, une rangée de bouteilles dont le mal de tête leur fend
le goulot et le balai du concierge, découragé devant l’ampleur du désastre
révélé par un soleil complice : il a retardé sa venue pour permettre aux
fêtards de s’éclipser.
Le vieux bluesman allume
une cigarette dont la braise rejoint bientôt les cendres de la soirée. Il jette un
regard sur l’étui de sa guitare, y dépose son amie de toujours, actionne les
fermoirs et pousse un soupir. Lentement, sa précieuse cargaison en main, il se
lève du banc où il vient de passer plus d’heures que le bon sens le voudrait,
salue le concierge qui entre rejoindre son balai éploré en prenant le devant
déformé de son chapeau brun entre deux doigts. Ils y retrouvent facilement le
creux : eux aussi sont des habitués de la place.
Il descend de la scène, ses souliers de cuir aussi fatigués qu’elle.
Le vieux bluesman traverse la piste
de danse, se fraye un chemin entre les tables, croise le bar et vient serrer la
main à la poignée de porte. Il ne jette pas de regard en arrière, il a déjà
tout vu, connaît la salle si bien qu’il pourrait la peindre, s’il en avait le
talent, ou l’envie. Les vibrants souvenirs qu’il garde de cet endroit sont
innombrables, et surpassent de si loin en valeur la dernière image qu’il pourrait
en avoir, photo décevante d’un endroit vide et sans âme, qu’il n’hésite même
pas, et pousse la porte.
En haut de l’escalier trop sale, le vieux bluesman aperçoit la lumière éclatante du jour et une portion de
ciel trop bleu. Il sent l’humidité et les rejets des moteurs à explosion coller
à sa peau. Il entend la rumeur criarde des klaxons et les pas pressés de
dizaines d’individus en retard.
Le vieux bluesman gravit
les marches une à une, l’étui contenant sa guitare à la main, son vieux chapeau
brun enfoncé sur son crâne dégarni. Il jette sa cigarette sur le trottoir et
sourit de son sourire jauni par le tabac. Il a la musique dans le cœur.
Fred,
RépondreEffacerJe trouvais que tes personifications, surtout dans les quatre derniers paragraphes, étaient tellement éloquentes dans leur description des sentiments des humains, peux-être parce que ces sentiments étaient soudainement plus physiques... c'était comme si je pouvais voir et toucher des émotions.
La description de la lune qui s'accoude au bar et retrouve des amis, deux amoureux, je crois que je vais y penser à chaque fois que je vois la lune! Merci pour ces si belles images - celles que je viens de lire et celles que je vais imaginer pour longtemps encore.
Oh, en passant, petite faute d'ortographe: dans le troisième paragraphe, les tables sont tachées, pas tâchées :P
Gabrielle